Outre mes activités d’acteur, au théâtre et au cinéma, de metteur en scène, de théâtre et d’opéra, j’ai animé, par le passé, un cours de théâtre privé pendant sept ans, le théâtre-école du Miroir, puis j’ai été nommé professeur au conservatoire national d’art dramatique, et y ai tenu pendant trente ans une classe dite « d’interprétation ». J’ai même eu à diriger la noble institution pendant six années, et j’ai animé de nombreuses master-classes de par le monde (Princeton, New York, Monterey, Budapest, Shanghaï, Pékin, Perth, etc.). C’est depuis cette longue et passionnante fréquentation de l’enseignement de l’art dramatique sous tous ses aspects que je me crois autorisé à ouvrir aujourd’hui cette nouvelle école d’art dramatique.
Une école, oui, mais laquelle ?
Une « école d’art » est, en soi, une sorte de chimère qui aurait pris place dans la réalité : quoi de plus étrangères l’une à l’autre, en effet, que ces deux notions d’« art » et d’« école » ?
Comment apprendre un savoir qui, fondamentalement, ne saurait s’apprendre? Comment programmer l’improgrammable ?
Funambulisme, en vérité. Et, sur ce fil, de quel côté pencher ? Du côté de l’« école », où des professeurs, censés posséder le savoir, le dispenseraient à des élèves qui auraient, eux, à l’acquérir ? Ou du côté de l’« art », quand des chercheurs, qui ne détiennent aucun savoir véritablement constitué, arpenteurs de territoires difficiles et parfois encore impensés, entraîneraient avec eux d’autres chercheurs, certes moins expérimentés, mais, tout comme eux, « voleurs de feu » ? … Eh bien, puisqu’aussi bien l’on n’a d’autre choix, sur ce fil, que celui de tomber, c’est de ce second côté que se situe à mes yeux l’abîme le plus profond, le plus « beau » – celui où la chute est ascendante. C’est de ce second côté que se situera notre école.
Car l’on pourrait commencer par avancer une fois pour toutes cette folle évidence : que l’art dramatique ne s’ « enseigne » pas. Pas, en tout cas, comme pour ce qu’il en est de telle ou telle autre « matière », de la géographie, par exemple, ou des mathématiques. Mais, s’il ne s’« enseigne » pas, l’art dramatique peut, comment dire, « se contaminer », et, donc, se transmettre tout de même. Quelque chose, toujours, se donne. À l’issue de leur cursus dans notre école, c’est le pari, les élèves auront « appris » énormément (ça ne peut se dire qu’au futur antérieur), ils seront devenus des « maîtres » – non pas au sens vieillot et un peu sot du terme (comme si, dans nos métiers d’art, on maîtrisait quoi que ce soit !, mais, oui, des artistes) – qui, outre leur talent et leur savoir-faire, auront le souci de penser leur pratique ; qui, enrichis par les deux années intensives qu’ils auront traversées avec nous, oseront mieux s’aventurer où personne encore ne va, arpenter des territoires jusque là inconnus d’eux, voire inventer ces territoires, et entendre au plus près de l’inaudible, voir au plus près de l’invisible, imaginer au plus près de l’inimaginable… C’est – je le pense – à permettre cela que sert, si elle sert, une grande école. Autrement dit, il nous faudra chercher ensemble à ce que celle-ci devienne davantage lieu d’expériences, de rencontres, de fréquentations, de frottement, que d’enseignement au sens scolaire et courant du terme. Car l’« artiste-interprète » est un interprète, certes, mais il est aussi un artiste, un praticien qui se doit de surplomber son art, peut-être n’est-il pas inutile, en ces temps de corporatisme étriqué, de répéter, encore et encore, cette semi-tautologie.
Pourtant, d’un autre côté, dès qu’on « recentre », on court, c’est sûr, le risque de l’autisme, de ne parvenir qu’à se refermer sur soi-même. Il nous faudra donc annexer sans relâche d’autres territoires, sous peine, ce « centre », de le voir rétrécir comme peau de chagrin ; de mieux jouer, peut-être, telle réplique de Claudel, mais de ne rien savoir ni penser de ce qui se passe dans le monde (d’être un piètre « citoyen ») ni quelles peuvent être les formes futures du théâtre (d’être un piètre « artiste ») – et donc, cette réplique, de la moins bien jouer (de finir par n’être qu’un piètre acteur).
Nous tenons, d’autre part, que la culture du passé sans amour ni connaissance de la modernité n’est que nécrophilie, mais, à l’inverse, que la modernité sans mémoire, sans connaissance ni amour du passé, n’est que barbarie : aujourd’hui ne se lit que grâce à hier, et hier grâce à aujourd’hui seulement (pas d’Arthur Rimbaud sans Pierre Corneille ; mais, aussi bien, à celui qui ne connaît pas Hélène Cixous, il manquera toujours quelque chose pour comprendre William Shakespeare). Outre les cours d’interprétation des textes contemporains et classiques, nous instaurerons – même minoritaires – des cours, peu conventionnels mais qui nous paraissent fondamentaux quant au surplomb et au discernement de l’inscription de notre art dans le monde ( : master-classes ponctuelles de controverse, de « philosophie » du théâtre, de « rhétorique », de « sketches », de « chansons »…).
Notre école se veut un haut-fourneau où se forgeront les grands acteurs à l’âme et l’esprit bien trempés de demain, un lieu improbable où se « contamineront » des artistes, des poètes, des penseurs, élèves ou professeurs, mais aussi, à d’autres horaires, des enfants, des personnes âgées, des chefs d’entreprise ou des avocats, une sorte de phalanstère classique et moderne, un lieu utopique de recherche et de plaisir, où l’on s’essaierait, tout en s’entraînant, certes et avant tout, au théâtre et au cinéma, à penser leur essence et leur avenir ; où l’on chérirait, non plus des « techniciens » de l’actorat (qui, par définition, ne vont que vers un but déjà identifié), mais des imaginatifs, des fous, des poètes (qui, littéralement, ne savent pas où ils vont), des têtes brûlées qui cherchent et, de les chercher, créent les buts. Le seul véritable but, en effet, devant rester de permettre à chaque jeune acteur de découvrir l’artiste qu’il est, l’alliage nouveau et absolument irremplaçable qu’il sera.
Daniel Mesguich
danielmesguich.com